It sounds like a whisper

anne rochette – éditions École nationale supérieure des beaux-arts de Paris

Julie Crenn, 2023

 

Don’t you know
Talking about a revolution?
It sounds like a whisper…
Tracy Chapman – Talkin’ Bout a Revolution (1988)

 

La date de 1982 est déterminante non seulement dans la trajectoire de vie d’Anne Rochette, mais aussi dans ses choix plastiques. Anecdote, c’est aussi l’année de ma naissance. Attachée aux signes, je vois en cette date la conjonction de rencontres présentes et futures. La rencontre entre Anne Rochette et les œuvres de Louise Bourgeois se fait en 1982 dans les salles d’exposition du MoMA. Les deux artistes vivent et travaillent à New York. Quarante-six ans séparent leurs naissances respectives. / les sculptures de Louise Bourgeois opèrent un choc artistique et politique. Anne Rochette écrit à propos de son aînée-ancêtre : “Elle est la femelle alpha de ma meute d’artistes femmes. […] J’ai été intimidée par sa versatilité de sculpteure, sa façon d’être à la fois avec et contre Rodin, sa manière de convoquer le corps sans le représenter, sa capacité à projeter une être femelle, un féminisme incarné dans la chose et dans l’acte. Je me suis reconnue à la fois dans sa colère et dans sa plainte, dans sa hargne et dans sa voix de petite fille. […] Depuis, Bourgeois est une compagne de route, elle m’a prêté ses mains pour creuser et tenir la pioche.” Toujours en 1982, Louise Bourgeois est photographiée par Robert Mapplethorpe. Le portrait en noir et blanc est devenu iconique : l’artiste est vêtue d’un manteau de fausse fourrure aux longs poils noirs, un sourire malicieux aux lèvres, elle tient sous le bras Fillette, une sculpture datée de 1968. Il s’agit d’un phallus en plâtre, recouvert d’une couche de latex. Elle tient son œuvre à la manière d’un chat, d’une baguette de pain ou d’un sac à main. Avec audace et ténacité, Louise Bourgeois a su entretenir un malaise, un sentiment double où l’horreur indicible tutoie la tendresse radicale. C’est dans un même espace complexe, composé de sentiments et d’émotions troubles, qu’Anne Rochette travaille ses entités organiques.

 

Corps maisons / l’anneau

Avant New York, Anne Rochette étudie aux Beaux-arts de Paris (1975-1979). Elle travaille dans l’atelier de Georges Jeanclos qui, fraîchement nommé dans l’atelier, remplace un jour le modèle vivant par une botte de paille pour échapper à la question du modèle et à une pratique académique. À ce moment, il mène Anne Rochette vers la terre et les techniques de la céramique. Il l’invite à regarder de plus près la matière et la forme. Elle se souvient des pains d’argile rouge soudainement disponibles dans l’atelier. L’artiste précise que “traditionnellement on ne modelait qu’avec de la terre grise”. Très vite, la manipulation des terres réveille des liens avec la maison paternelle faite de pisé ocre jaune, avec les terres de son enfance et les champs caillouteux. “La terre, comme un matériau que l’on peut habiter.” Lors de ses voyages, Anne Rochette portera longtemps une attention particulière aux architectures de terre (dans le Sahara, les pays du Sahel et l’Inde) et à la fabrication de contenants en terre. Après sa formation à Paris, elle part à New York en 1982 pour y perfectionner sa pratique de danse contemporaine et continuer à étudier l’art à l’université en suivant, entre autres, les cours de Merce Cunningham et de Rosalind Krauss. Elle danse, sculpte et découvre l’art contemporain. A la fin de cette année, consciente de son désamour pour la scène et pour l’exposition de son propre corps, elle décide d’arrêter la danse pour se concentrer sur la sculpture. Elle aime danser pour elle, une pratique solitaire qu’elle trouve aussi à l’atelier, qui exige une forme d’isolement, tout en excluant pas la nécessité et le désir d’exposer, de rencontrer un public et d’éprouver de nouveaux espaces. La terre, le corps, les femmes, la pudeur, l’architecture, le mutisme, la violence et la résistance deviennent progressivement les ingrédients fondateurs de sa pratique artistique.

Le corps est envisagé comme un abri complexe : il est le lieu des résistances, de l’affirmation, de la vie, mais il est aussi le contenant d’une mémoire traumatique, de violences enfouies, d’impensés et d’expériences invisibilisées. Il est une maison qui abrite ce que nous sommes totalement, de manière consciente et inconsciente. Nos corps sont les vaisseaux de ce qui nous est étrange(r), de ce que nous refoulons, de nos secrets, de nos peurs les plus profondes et de nos désirs souvent ignorés. Ainsi, les sculptures agissent dans une zone inconfortable, elles génèrent un trouble parce qu’elles rendent présents l’informe, l’intérieur, l’hybridation. Elles portent une dimension quasi monstrueuse – le monstre est le corps que l’on montre parce qu’il ne correspond pas aux normes imposées par la pensée dominante. Anne Rochette modèle des corps sur la réserve, des corps amputés, des fragments (la peau d’un muscle, une tête, un pied, une main), des corps suintant, vomissant, saignant ou proliférant. Les corps ou les parties de corps semblent piégés au sein de formes-enveloppes et pris dans un profond silence. Des corps comme des masses humaines qui se ramassent, ou bien se cachent partiellement pour ne pas s’exposer pleinement. Ils se protègent des regards extérieurs. Dans ce double mouvement, Anne Rochette pose dans l’espace des corps à la fois repliés et manifestement présents. Des corps pudiques et résistants.

Le corps est un lieu chargé d’incertitudes et d’étrangetés. C’est en ce sens que le corps-architecture est envisagé comme un abri qui peut aussi bien protéger qu’emprisonner. Il est synonyme d’antagonismes puissants qui influent sur nos états et notre manière d’être au monde. Parmi les différentes formes qui constituent l’alphabet plastique d‘Anne Rochette, l’anneau occupe une place importante. Il fait le lien entre des états, des situations, des émotions contradictoires. Il se matérialise sous la forme de bouées, de liens, de colliers, de donuts, de tresses de cheveux ou encore de coussins. Souvent l’anneau enserre les fragments de corps, il fusionne avec eux. “Organiquement il est du côté de l’accouchement y compris dans ce que l’accouchement recouvre de violence.” Il est aussi le lieu du commun, de la vie, du mouvement et de la métamorphose infinie. En 2003, Anne Rochette réalise par exemple deux œuvres : Oculus et Le fantôme de ma liberté. La première œuvre est synthétique, elle représente une forme de donut gonflé, plissé, marbré, qui repose sur trois têtes sphériques brunâtres à peine esquissées. Dans la seconde, un corps colonne de plâtre rose est étranglé au niveau du cou par un anneau de porcelaine émaillée semblable à une bouée d’enfant. L’artiste précise « ici l’anneau fait la distinction entre le corps et la tête, l’étranglement produit la tête et peut être que, par extension, le silence étranglé produit le sujet…” Un peu plus tard, Nos amis communs (2004) est un empilement de têtes informes reliées entre elles par des anneaux-coussins. Le motif-objet articule les corps en mutation. Il fait le lien autant que l’obstruction ou la rupture. L’anneau représente autant une menace que le vecteur de flux, celui d’une mémoire en perpétuelle transformation. L’artiste ajoute que l’anneau est “le lieu de la naissance, il est la trace de l’origine même du corps, une condensation du corps femelle dans l’accouchement.”

 

Corps mémoires / le voile

Lorsque je regarde l’ensemble des œuvres d’Anne Rochette, un mot résonne comme une évidence : organique. À partir de lui, un champ lexical se déploie : organe, appendice, organisme, végétal, cellulaire, entrailles, muscle, physiologique, orifice, matrice, orgasme, somatique, kinesthésique et tant d’autres notions inhérentes aux corps et à ses fonctionnements. En 2002, elle présente La peau de l’ours, une œuvre en silicone, cheveux et bois. À la manière d’un immense panneau de manifestation, un corps musculaire repose sur des lattes en bois. J’imagine un muscle géant dont la surface est boursouflée et striée. Un muscle hors norme découpé et déployé en deux dimensions qui prend la forme d’une carte de la France ou bien de celle d’un animal dépecé. Nous retrouvons cette dimension musculaire avec Le fût noir (2012). Il s’agit d’une colonne en résine noire haute de plus de deux mètres, tachetée de bleu et parcourue de stries vert-jaune vif. L’œuvre oscille entre l’élément architectural, la coulée de lave, le muscle atrophié ou le tronc d’un arbre. Elle est une entité hybride, à sa surface filent des veines où circuleraient l’énergie, la lumière, l’information ou l’émotion. Un flux aussi présent dans une œuvre totem comme Lait, sève, sang (2012) où les fluides du vivant sont conjugués. Anne Rochette explore ce territoire liquide et organique au sein de ses aquarelles. Les formes, les couleurs et les ressentis intimes circulent entre émail et peinture, terre et papier, lenteur et immédiateté.

La médecine occidentale place le cerveau humain au sommet d’une hiérarchie intellectuelle. Depuis longtemps, nous savons pourtant que d’autres organes jouent des rôles aussi puissants que le cerveau dans nos manières de stocker nos mémoires (passées, présentes et futures), d’être affecté.es, d’affecter nos milieux, nos habitats et nos écosystèmes. Il n’est plus légitime d’envisager le corps humain d’une manière hiérarchique et binaire. De s’évertuer à séparer “l’âme” du corps. Il nous revient alors de fabriquer de nouvelles approches : relationnelles, sensorielles, empathiques et interdépendantes. Les mains dans la terre, Anne Rochette façonne des corps-organes, qui, tout en étant souvent des fragments, forment des totalités puissantes. Je pense aux sculptures d’Éva Hesse (1936-1970) qui a su allier les paradoxes : fragilité et force, rigidité et mollesse, minimalisme et brutalité. Anne Rochette poursuit et prolonge une réflexion plastique quant à ce qui ne peut être dit simplement, ce que nous ressentons sans pouvoir l’exprimer verbalement. Les œuvres traduisent une forme d’impossibilité à dire, parfois même à faire. L’artiste façonne des corps poreux. Le choix même d’une matière malléable installe un espace mémoire présent dans la terre et dans l’œuvre en devenir. Les corps poreux sont comme des organes hypertrophiés, des muscles isolés, des fragments d’histoires muettes. Bouches fermées, corps ouverts, yeux obstrués : ils ne disent, n’entendent et ne voient. Les œuvres sont présentes, elles existent avec force et disent silencieusement. Et malgré une forme d’impuissance physique, elles ressentent, captent et canalisent.

Réalisée lors d’une résidence dans le sud de l’Inde, Anamnèse (1995) présente un corps de terre rouge posé sur un matelas, lui-même posé sur un palanquin en bois de rose. Il est doté de vingt-quatre pattes. Le titre de l’œuvre renvoie à un travail psychologique visant à littéralement “faire remonter les souvenirs”. S’opposant à l’amnésie, l’anamnèse est un retour de mémoire, le récit d’un individu, ses antécédents connus et enfouis. En 2007, elle réalise Le compagnon, une œuvre sanglante où un corps ovoïde est posé sur une chaise en bois. Le corps privé de ses membres est maculé de coulures de pigments rouges, il atteste d’une violence froide et manifeste. Quelques années plus tard, Anne Rochette réalise Banc au collier (2007-2015) l’image modelée d’un collier de perles démesuré drapé sur un empilement de trois matelas gonflables. Une partie du corpus fait appel à des objets ou bien des situations personnelles (réelles et imaginaires) qui s’inscrivent aussi dans un imaginaire collectif plus ample. Les œuvres contiennent des ingrédients de mémoires partagées : du mobilier, des formes issues du quotidien ou bien de représentations familières. Comme Prélude (le banquet) (2007-2012), une forme en résine acrylique représentant une table recouverte d’une nappe. L’œuvre préfigure le moment avant ou bien après le banquet. La table, dont nous pourrions penser qu’elle est faite de marbre, est vide, fantomatique. Elle est à la disposition de nos souvenirs, de nos récits et de nos projections. Les corps-objets peuvent ainsi être envisagés comme les vaisseaux de mémoires silencieuses. À l’image de nos propres corps dont chacune des cellules transporte une mémoire héritée des générations précédentes. Nos chairs, nos muscles, nos cellules forment une somathèque, un corps-mémoire dont nous ne connaissons rien des profondeurs abyssales, de son savoir généalogique, traumatique, historique et politique. Alors, les œuvres – des corps poreux, des corps mémoires, des corps-objets – ouvrent un champ de lecture infini où s’attachent nos vestiges, nos évocations lointaines et nos réalités présentes.

 

Corps femelles / Le chignon

En faisant les recherches pour l’écriture de ce texte, je rencontre un portrait photographique noir et blanc d’Anne Rochette. Elle se présente de face, le col de son pull épais est ouvert. Si son cou est dégagé, son visage est recouvert d’un masque de cheveux coiffés en chignon. Je retrouve dans cette image la même pudeur et la même étrangeté inscrites dans son œuvre. Ce même mouvement de tension entre la volonté de montrer et d’obstruer. S’ils sont effectivement présents, les corps ne se laissent pas voir complètement. L’artiste ne joue pas le jeu de la séduction. Si les couleurs et les textures attestent souvent d’une grande douceur, l’opacité et/ou l’expressivité peuvent entraver la rencontre. Ainsi, les masses humaines ne suscitent pas le désir, mais plutôt la confusion et l’introspection. Là se trouve peut-être la signification du chignon : l’intimité est volontairement transgressée par son exposition publique. « J’essaie de comprendre mon obsession d’un temps pour le chignon. En Inde, j’ai vu à foison des postiches de chignons du plus simple au plus baroque. Je les ai vu comme des équivalents de cerveaux – femelles – bien sûr. C’est aussi lié au souvenir de mon arrière grand-mère maternelle, une figure ancestrale féminine qui me tient au ventre et dont je n’ai jamais vu les cheveux autrement qu’en chignon y compris quelques heures avant sa mort.” Personal is political.

Anne Rochette travaille le corps en perpétuelle métamorphose. Il n’est quasiment jamais envisagé comme une entité stable. Au contraire, elle visibilise la dimension (é)mouvante du corps en explorant ses différents âges, états, transformations. Dans l’espace, en volume ou couchées sur le papier, les entités peuvent être entravées, elles s’ouvrent, se referment, fondent, gonflent, coulent, suintent, s’inflamment ou se multiplient. Ma tête ailleurs (2006) : ici le corps-matière est difforme, son intérieur semble saturé de tumeurs qui se meuvent sous la membrane qui les retient. L’artiste précise que “d’une manière ou d’une autre, il faut que la sculpture parvienne au point où sa peau semble à la fois étirée de l’intérieur et résistante à la poussée de l’extérieur.” L’œuvre rappelle des sculptures protubérantes de Louise Bourgeois comme Avenza (1968-69), Cumul 1 (1968) ou encore Confrontation (1978). La multiplication des tumeurs ou mamelles trouve une référence plus lointaine, les statues à l’effigie d’Artémis d’Éphèse, dont la poitrine est dotée d’une profusion de seins. Déesse antique de la fécondité et de la fertilité, elle nourrit l’humanité de son lait divin. Le corps mutant qui est au centre de la réflexion artistique et politique d’Anne Rochette est son propre corps et par extension celui de toutes les femmes. Nous avons longuement échangé à propos de la notion de féminité, notion qui nous dérange mutuellement parce que mal à l’aise avec un terme qui, dans un imaginaire collectif normé, renvoie assez vite à un ensemble d’assignations, à une forme d’essentialisation et à une dimension psychanalytique imposée aux femmes. Une notion dont l’artiste se moque volontiers avec une œuvre comme Celle qui se fait belle (2016) : un corps stylisé composé d’une longue jupe rose, d’un port de tête, d’un collier imposant et d’une sphère en guise de tête. À la féminité stéréotypée, Anne Rochette parle de la pensée femelle et se sent plus proche du lexique anglophone qui parle de womanness, womanhood ou encore womanism. Un champ lexical moins contraint qui trouve difficilement ses traductions francophones. Chaque corps vit la féméllité d’une manière singulière. Les œuvres traduisent cette pluralité d’expériences – de la plus jouissive à la plus traumatique. Des expériences trop longtemps silenciées et invisibilisées par le système hétérocispatriarcal qui les détermine honteuses, sales et monstrueuses. Il s’agit alors de sortir du mépris pour aller vers l’empowerment. Dans une perspective aussi politique qu’animale, Anne Rochette parle de la puissance femelle dont elle ne cesse de travailler l’espace de représentation.

En 1990, l’artiste présente Offrande domestique une petite œuvre nourrie du silence et de la colère des femmes contraintes à un travail invisibilisé, silencié et gratuit : celui de prendre soin et d’organiser la vie domestique. Sur un bout de coton blanc imprimé de motifs rouges de fruits linogravés sont empilées trois casseroles et deux paires de mains en bronze. L’œuvre est un monument modeste et humble qui rend hommage au labeur infini des femmes. Alors, de la maternité au travail domestique gratuit, en passant par les figures mythiques, les violences et les luttes, Anne Rochette travaille l’expérience femelle dans toutes ses oppressions, ses assignations, ses libérations, ses complexités et ses richesses. Pour cela, elle sculpte des corps de femmes, d’enfants, des corps hybridés où femmes et enfants fusionnent. Un code couleur se précise au fil du temps : des émaux, des résines et des peintures à la fois pastel (des blancs, des roses) et franches (le noir et le rouge). Au début des années 1990, l’artiste travaille la question de la maternité, du ventre, de l’altérité qui advient à l’intérieur, du souffle, de la transmission entre deux êtres liés. Malgré les formes courbes et les rondeurs, la maternité y est abordée d’une manière trouble et parfois violente. Le silence du ventre (1993) est une œuvre formée d’un bloc de sel qui soutient un élément arrondi en lave. Ici l’œuvre traduit le silence habité “du sentiment de perte qui est inséparable de la naissance”. Quelques années plus tôt, elle réalise Le poids des bébés (1990), un bracelet d’une envergure d’un mètre vingt, constitué de perles de granit et de caoutchouc. Dans un cercle ou une ronde infinie, des représentations de nourrissons sont sculptées à la surface de chacune des perles de granit. Le “poids” indiqué dans le titre renvoie littéralement au poids des enfants – des corps à porter -, mais aussi à l’aliénation et à toutes les conséquences mentales inhérentes à une relation filiale. Ainsi, un ensemble d’œuvres présentent l’interdépendance des corps. Une coexistence utérine que nous rencontrons avec L’autre(nuit), L’autre(nue), L’autre(nourrir). Réalisées entre 1992 et 1993, les trois sculptures forment des ventres autonomes et habités qui se métamorphosent dans le temps. Plus tard, en 1996, Anne Rochette réalise Souffle plié #2, (1995) où deux entités difformes fusionnent et semblent se nourrir l’une de l’autre. Par là, elle fouille la question de l’aliénation non seulement dans son propre corps dont elle extrait des organes afin de les autonomiser. Les femmes sont-elles réduites à leurs ventres et à leur pouvoir de reproduction ? Des Silencieuses (2018) aux Potiches (tétons, vulves, seins, nombrils) – 2020, l’artiste explore ce que j’appellerais une fécondité mélancolique : tiraillée entre l’envie de hurler, de déborder (Le vif,1, 2011), de contenir et de s’astreindre au silence. Nous comprenons que si la maternité est envisagée d’une manière viscérale et animale, elle est aussi un prétexte pour travailler des notions fondamentales de sculpture : retrait de matière, vide, plein, excroissance, gonflement, tension, intérieur, extérieur, dedans, dehors, étirement, repli, stabilité, précarité et tant d’autres.

 

Corps en luttes / le poing

Il me paraît important de parler des convictions d’Anne Rochette. Parce qu’elle est une amie chère et parce qu’elle représente un modèle à mes yeux, je peux aisément et sincèrement écrire qu’elle est une humaine engagée, profondément empathique, éthique, résistante à toute forme d’autorité et d’entraves aux libertés fondamentales. Depuis l’âge adolescent, elle s’engage envers et contre les injustices, les violences des pensées dominantes. Il ne se passe pas une semaine sans qu’elle ne me transmette des pétitions, prenne part à des actions ou discussions syndicalistes, partage des témoignages, des articles, des photos de manifs, des slogans réjouissants ou désespérants. Anne Rochette bat le bitume et ne lâche rien – et surtout pas les autres. Comme nombreuses de ses œuvres, elle est vigilante et attentive. Pourtant, contrairement aux œuvres qui véhiculent autant de mélancolie, de solitude et d’impuissance, l’artiste agit activement dans son lieu et bien au-delà. Les engagements qui l’animent trouvent une traduction plastique récurrente : les poings serrés. En 2013, elle réalise People power, she says. Le poing brun clair et surdimensionné d’une femme s’extrait de d’un empilement de trois anneaux bleu nuit. Un lourd bracelet de perles rouges orne son poignet. Plus tard, en 2018, Holding tight est un grès noir d’encre représentant un poing posé sur un cube irrégulier. Dans l’alphabet formel de l’artiste, le socle carré correspond au pavé : outil hautement symbolique des manifestant.es. L’œuvre devient ainsi un monument de résistance à la fois déterminé et fragile, car isolé du reste du corps. L’artiste apporte une dimension collective à la lutte avec une oeuvre comme Urne #1 (2021) composée d’un socle gris sombre sur lequel est installée une urne noire surmontée d’une couronne noire de poings levés qui écrase une tresse de cheveux synthétiques noirs. L’urne contient et contraint l’action collective. Anne Rochette fabrique des corps souvent privés de leurs membres. Des corps-fragments : une tête, un ventre, un organe, une main. Le poing trouve une place importante dans cette découpe physique. Sa présence fait référence à un ensemble de mouvements politiques et militants. Je pense aux poings levés et gantés de cuir noir de Tommie Smith et de John Carlos aux Jeux olympiques de Mexico en 1968. Je pense aux poings levés qui traversent les époques et les cultures, celui de Nelson Mandela, ceux des femmes qui luttent contre les féminicides, ceux des zadistes, ceux des Soulèvements de la Terre, celui de la maman de Nahel ou celui d’Assa Traoré. Le poing levé est synonyme de révolte, d’injustice, de solidarité, de colère et bien entendu de résistance. Il convoque une charge symbolique collective activiste, radicale, antifasciste, féministe, antiraciste et décoloniale. Par lui un combat est énoncé, une lutte est déclarée.

Dans cette perspective, la pensée femelle est gorgée de femmes puissantes et résistantes. Anne Rochette instille leurs histoires sous la forme d’indices. Elle revisite des figures classiques et des archétypes : pietàs, vigies, sorcières, déesses et guerrières. Je pense au ventre déchiré et au sexe ensanglanté de Penthésilée (2017) la reine des Amazones. Je pense aussi à une œuvre comme Big Witch (2019), un corps massif fait de grès émaillé et surmonté d’un cône pointu en résine soit noire, soit rose pâle. La sorcière est épaisse et haute. Elle est aussi menaçante avec une tête surmontée d’un capuchon qui peut évoquer aussi bien la forme d’un obus ou d’une balle de revolver. Le corps imposant de la sorcière fait écho à l’impressionnante présence de l’œuvre intitulée De mère en fille (2013). Elle représente la tête et le long cou d’une femme non blanche orné un lourd collier de perles noires et brillantes. Son visage aux yeux fermés est surmonté d’un sac pourpre rempli de vêtements d’enfants pliés. Ici, l’artiste rend hommage aux femmes anonymes qui travaillent quotidiennement à éduquer leurs filles, à leur transmettre la force et l’émancipation.

Anne Rochette s’engage dans un mouvement double : une retenue silencieuse et une résistance affirmée. Celui de la pudeur et celui de l’extrême violence. D’une œuvre à une autre, nous ressentons physiquement ce mouvement qui perturbe nos interprétations et interdit les vérités absolues. Les sculptures et les aquarelles manifestent une tension, un inconfort qui traduisent la complexité de nos existences, de nos volontés et de nos trajectoires. L’artiste travaille dans espace où les paradoxes sont en frottements constants : le solide et le vulnérable, l’organique et le synthétique, le vide et le plein, le poids et la légèreté, l’éphémère et le durable, le réconfort et l’instabilité, l’isolement et l’interdépendance. Les œuvres nous transmettent plus de questions que de réponses. Peut-être alors qu’une clé de lecture de l’œuvre d’Anne Rochette pourrait être celle de l’ignorance. Nous ne connaissons que des bribes de nos histoires, nos mémoires sont en perpétuelles fuites et régénérescences. Cette matière impalpable nous échappe. Nos cellules abritent des milliers de données, des histoires sur plusieurs générations qui s’entrechoquent avec nos histoires au présent. Ainsi, sous leurs membranes, les masses humaines contiennent et protègent des secrets, des souvenirs, des oublis, des non-dits. Une montagne de silence qui nous engage à un questionnement et une recherche infinie quant à notre passé, notre présent et notre futur. Penser au fait que nous ne savons rien est vertigineux. Les entités de terre et de résine sont immobiles, écorchées, ouvertes, couvertes – elles crient et se taisent. Anne Rochette s’accroche à la chair de la terre pour donner corps à nos combats, nos inquiétudes, nos incertitudes, nos vulnérabilités, nos impuissances et notre ignorance. Pour aussi expérimenter la morphologie insaisissable d’une réflexion philosophique et politique. Une réflexion qui se refuse aux idées préconçues, aux poncifs et aux pensées imposées. Une réflexion qui allie une préoccupation d’être au monde aux énergies des luttes radicales pour une justice et une dignité commune. La sidération et la rage. Les silences et les cris. Le mouvement est infini.

À Bourges, deux artistes explorent le « pouvoir-du-dedans »

Revue Esprit

Mikaël Faujour, septembre 2024  

 

[….]

Aquarelle, plastique céramique de grandes dimensions, dessin in situ, son art évolue entre abstraction biomorphique et figuration, explorant les territoires fluides et incertains du rêve, du merveilleux, du fantastique. Il entre une part d’enfance teintée d’inquiétude, en particulier dans ses créatures de céramique entre Barbapapa, fantômes et totems. Voici trois personnages dotés de jambes humaines… mais dont le corps est une figure géométrisante (cône, rectangle, forme ovoïde) et pourvue d’yeux. Que sont-ils ? Des monstres de fantaisie ? Des corps prisonniers de costumes grotesques ? Ou sont-ce des enfants farceurs cachés sous un déguisement ?

Pareils à des rêves élevés à la matérialité, les œuvres d’Anne Rochette suscitent un sentiment de présence mêlé d’indécision – par l’impossibilité d’assigner sens ou nom à ces formes parfois transitoires comme des états de métamorphose. À l’exemple, notamment, de cette très belle céramique ovoïde émaillée de noir, dont yeux et bouche sont suggérés par des fentes cernées de rose : tête d’une mystérieuse beauté, entre extraterrestre de science-fiction, casque d’un minimalisme tout de courbes dérivé de Brâncuşi et masque primitif.

Aquarelles évoquant une vie cellulaire microscopique – comme un héritage lointain de Wols –, têtes de terre cuite tantôt brute et tantôt émaillée, tantôt plus décrites et expressives et tantôt abstractisantes, dessins-poèmes in situ sur la mémoire etc. : l’exposition donne un aperçu très convaincant du travail d’Anne Rochette. Et cependant, par le caractère hétéroclite des œuvres exposées, elle laisse espérer surtout une rétrospective dans un musée régional ou national qui exposerait davantage et éclairerait mieux la richesse des voies, matériaux et imaginaires oniriques explorés par cette artiste.

« Inner Powers », Transpalette – centre d’art contemporain, Bourges, jusqu’au 22 septembre.

De l’antithèse à l’oxymore ; le corps humain en liaison.

Noir Carmin, Laboratoire de la création

Makki Cappe, 2022  

 

Il est des objets qui ne renvoient qu’à l’espace, quant à les voir ils n’ont que leur surface à répéter. Il est à l’inverse des objets qui trouent l’espace de temps pluriels ajustés, quant à les voir leur puissance nie le silence inanimé. Du mystère au symbole, le monochrome brut résiste comme un totem barbare.

Empreint du passé dans sa monumentalité, rendu précieux par son socle, symbole de scission des espaces et des temps, du corps périssable et de l’immortel idéal, déjà l’objet, dans sa physicalité, s’érige en sculpture de tradition qu’il ne craint pas incorporer. Chargée de violences en emblèmes qui s’épandent jusqu’à nos pieds, mutinerie muette contrainte dans l’objet lisse, la sculpture déploie et impose ses forces contraires. L’équilibre est une arrête tranchante à l’esprit, infiniment ronde à la vue, sans fin, autour, le motif se répète. C’est une ritournelle paralysée. La terre, cuite, devient métal, le charnel du modelé, surface hostile. La tresse noue, lie ou condamne la matière au figuré, en trace factice de l’organique, conjuguant l’archétype du féminin à l’animosité.

Tout ici est irréconciliable pour qui se repose. La dualité fend l’unité apparente de l’objet et le verbe lutter vitrifie le regarder.

Il est des mains qui font et des yeux qui voient, des mains qui forment et des yeux qui se ferment. L’objet impavide exige de la vue qu’elle devienne regard incarné. Spectateur agressé, partisan, altéré, dans l’irréconciliabilité, l’indifférence est révoquée. Voir nous a touchés, sans tendresse aucune, on obtempère, disposés, assujettis. Il est des images dont on peut pressentir les chimères et des réalités qui frappent par l’image. Une image contenue qui point en échos, de la forme simple dans l’espace à nos mémoires invisibles, la sculpture de totem s’érige en fétiche.

Monarchie de la matière et révolte des formes figurées, qui exprime quoi ? Qui contient qui ? Volonté contre retenue, à demi-mot s’immisce en fragile instance le doute. Doute de l’art qui se place en lieu et marge d’un trop plein qui sonne creux, d’un vide rempli que le symbole détourné se hâte d’habiter.

C’est un appel interrompu, une recherche de sens, une durée suspendue dans un étau de fer. La forme refermée prône la suspension, la clameur lissée, les pensées contraires qui au fil des tours d’un cercle sourd s’allient (ou non) sur une trêve plus qu’une résolution. Le dialogue est pesant, il reste silencieux.

Les ronds noirs, dont le napperon en symbole invoque autrement l’archétype nostalgique du féminin parodié, interrompent l’espace d’un nouvel ailleurs de temps : le motif rassurant, en situation, se fait syntagme vacant. De la circularité aliénante s’échappe discrètement la ligne d’un futur dit par le passé. Déraillement salutaire qui, en bordures de la vision, introduit le déséquilibre comme échappatoire inconscient.

C’est le rouge qui détient le temps de ces corps à corps, du vide cérémonieux aux corps passants, il sera ce soir l’acmé et le crépuscule de la céramique.

Rien n’est feint, tout est là, rien ne montre ni n’indique, ni langage ni figure. Des poings comme une couronne dont les chants sont un souvenir, glorifient, s’invectivent ou se ramollissent selon les voix qui sont les nôtres. Comme une lave figeant la mémoire d’un instant philanthropique ou une relique bien conservée que l’on tiendrait à distance, une violence saisit dont le mot seul se forme par écho.

PAR TERRE

Camille Saint-Jacques, carnet Tous de lopins, 2016

 

Souverain en son domaine

« Je voyais souvent un homme noir qui dormait toujours au même endroit, sous un petit conifère, près de la cité des arts. Je l’ai dessiné, avec son arbre, j’ai même essayé de lui parler, mais il était ailleurs. Je ne pouvais m’empêcher de le regarder dormir, monumental, comme un empereur romain ».
À peine entré dans l’atelier d’Anne Rochette, j’aperçois la silhouette massive d’un homme nu en terre, un peu plus grand que nature. Au milieu des autres sculptures la forme est imposante. Posée sur des palettes, elle est coupée en deux au niveau du ventre afin de pouvoir être enfournée. La terre noire repose. Elle sèche mais, encore humide, elle semble respirer.

 

Ha-adama

L’œuvre d’Anne Rochette réunit la terre et la chair. En ce sens elle est adamique, chtonienne, refaisant chaque fois ce geste créateur qui consiste à prendre un peu de terre, (ha-adama en hébreux) pour lui donner une vie autochtone, « de la terre-même ». Œuvrer en modelant de la terre de ses mains, c’est s’en remettre au geste le plus archaïque et le plus alchimique aussi. C’est comme vouloir faire de l’or avec de la boue. Avant même d’œuvrer, la terre impose de se baisser, de se pencher vers elle, de se mettre face au sol pour saisir la matière dans sa forme la plus rudimentaire, la moins définie, la plus proche de cette poussière dont nous sommes pétris et à laquelle nous retournerons. Longtemps après que son regard ait pris corps dans une œuvre, Anne Rochette hésite encore sur les mots qui conviennent pour en parler. Les formes adviennent avant les mots, et même lorsque soudain, un titre s’impose au détour d’une association d’idées, il semble chargé d’irradier les œuvres environnantes, celles d’avant comme celles à venir.

 

Spookies

Aux Etats-Unis, un « spook » est un fantôme, voire un agent secret ; cela a aussi a été une insulte raciste envers les noirs. Aujourd’hui, l’adjectif « spooky » convoque l’étrangeté, ce qui surprend, en langage familier, ce qui donne la chair de poule, mais aussi ce qui peut faire rire de sa propre peur…. Les sculptures qu’Anne Rochette appelle ainsi sont des totems au sommet desquels on distingue un regard qui semble guetter les environs. Comme leur base est ronde et qu’elles n’ont pas de socle, elles doivent être placées dans l’angle d’une pièce. Elles sont donc par terre, mais instables. Contrairement aux humains et aux objets qu’ils fabriquent, elles ne tiennent pas debout. En fait, il s’agit de chimères, d’entre-deux, elles ont forme, mais peinent à être sur terre, à rester par terre. Pour y parvenir, elles requièrent notre assistance. C’est en cela qu’elles nous inquiètent. Les œuvres dont on ne sait pas trop ce qu’elles sont ont toujours un côté dérangeant.

 

Figure de l’amont

Ce corps qui est le nôtre, est comme une rivière poissonneuse. Il porte la vie en lui, on la voit comme on voit les poissons miroiter parfois dans le courant, apparaissant puis disparaissant sans qu’on sache vraiment pourquoi. Ici, c’est de transmission qu’il s’agit. Créer c’est avant tout transmettre, au moins une question, voire une énigme, pour que d’autres s’en fortifient à leur tour. Mais l’homme qui ouvre la bouche pour laisser le passage aux poissons a une attitude si hiératique qu’elle semble gommer son incarnation ; il est là comme le commandeur de la vie. En amont de l’acte créateur d’Anne Rochette, il y a simplement de la terre. En aval aussi il y aura inéluctablement un retour en terre, à la poussière. Entre temps, il y a la création, la vie, l’art. Modeler, caresser, cuire, émailler… cela consiste à interroger le corps du regard : cette terre, non pas avec des mots, mais avec les mains.

 

De Mères en filles

Dans le livre XXXV de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien raconte l’origine du dessin en expliquant comment la fille du potier Butadès de Sicyone eut l’idée de tracer avec un morceau de charbon la silhouette de son fiancé sur le mur de sa chambre, juste avant que celui-ci parte pour un long voyage. Le père en fit une empreinte avec de la terre et la fit cuire. Ainsi, selon la légende, céramique et dessin auraient un destin commun et ce dernier aurait d’abord été une affaire de femme. De Mères en filles est une œuvre qui me semble traiter de la place des femmes dans la création. Une figure de femme porte sur la tête un vase rempli de vêtements multicolores. En la voyant – à cause du collier de sphères peut-être – on pense à la déesse Terre, Gaïa, ou aux femmes africaines portant de lourdes charges sur leur tête. Ici, il s’agit de d’habits. Partout la transmission du linge est un des rites quiaccompagnent la materrenité, ce passage où la terre féconde devient mienne : ma terre, ma chair.

« Inner Powers », Transpalette – centre d’art contemporain, Bourges, jusqu’au 22 septembre.