Je dessine des plantes depuis longtemps. Je dessine des plantes que j’ai sous les yeux,dedans ou dehors. Je dessine des plantes parce que je n’épuise jamais la richesse de leurs formes, la vivacité de leurs lignes. Je dessine des plantes parce que c’est une source de plaisir, source d’un temps particulier, un temps d’absorption dans ce qui me fait face, un temps pour échapper au bruit intérieur incessant. Je dessine des plantes parfois parce que je ne sais plus quoi dessiner et que le besoin du dessin est plus fort que l’absence d’idées ou d’images. Et je dessine des plantes aussi parfois pour me consoler.
C’est un mélange paradoxal de résistance à la difficulté d’être dans ce monde et d’acceptation complète du minuscule événement que représente la plante. Si il y a une part consciente, elle tient au premier choix, c’est cette plante là que je dessine et pas une autre. Et il y a aussi la tentative de faire taire tout le reste, le temps du dessin.Mais « le reste » ne se tait pas toujours, et des mots se mêlent au dessin, souvent pour dire ce que je vois et que la ligne n’a pas dit, ou bien parce que la plante fait travailler le souvenir, les liens particuliers qu’elle entretient avec tel ou telle dans les multiples histoires passées. Ce temps du dessin m’offre le cadeau d’une présence-absence revécue. Si il y a une part musculaire, elle est du côté de l’œil, seule source du mouvement de la main. L’œil muscle a besoin d’exercice, d’entretien, comme la main qui tente d’être fiable, elle est juste le bout du trajet qui va de la plante au papier. Cela fait longtemps que je ne dessine quasiment qu’avec une plume fine d’acier, sur un papier léger. Je ne veux revenir sur aucun trait, ce qui est posé reste, je ne veux pas juger du dessin ou de la plante, je veux juste être avec ; avec la plante, avec le dessin. La trace dessinée ou écrite est ce que j’ai pu attraper de la totalité de cet instant d’espace temps partagé avec une plante.
Le projet de Paula Valéro relie la mémoire de Rosa Luxemburg et de son combat pour l’émancipation à son amour pour le végétal à travers la pratique de l’herbier, prélèvement, attention, préservation, collection de fragments du monde végétal. Elle replace une figure historique du combat des femmes contre l’oppression et une pratique ancienne que l’on pourrait considérer comme désuète dans une réactivation contemporaine des gestes de résilience féministe et politique.. Quand je dessine des plantes, je ne suis certainement pas dans un geste politique au sens de l’action collective ou individuelle dirigée vers un but défini. L’ensemble ouvert que constitue tous les dessins de plantes que j’ai fait sur une période de plus de vingt ans est bien un herbier ; étranger à toute taxonomie plus ou moins scientifique, il documente un processus intime, fait sans intention de monstration. Il me semble situé dans une forme de soin, soin de moi même, qui a le potentiel, réalisé ou non, d’être partagé, et soin, dans le sens de la considération, pour ce que je regarde avec toute l’attention dont je suis capable. Si je réponds aujourd’hui à l’invitation de Paula, c’est pour prendre ma part dans ce jeu de ficelles, selon l’une des figures emblématiques de Donna Haraway, que Paula a lancé, entre femmes engagées, mémoires combattantes, botanistes du quotidien, et pratiques intimes.
C’est une façon de résister à tout ce que je refuse du monde tel qu’il va, c’est un des moments où j’aquiesce.
Je me pose rarement la question de pourquoi dessiner telle ou telle plante, il y a ce qui est disponible au regard, et puis il y a des formes et des couleurs qui accrochent l’oeil, et aussi parfois le travail du souvenir, ce que telle ou telle plante porte d’expérience vécue et souvent oubliée. Ce que je dessine est une plante particulière, Parfois je dessine la vie d’une plante sur plusieurs heures ou jours.