PAR TERRE
Camille Saint-Jacques, carnet Tous de lopins, 2016
Souverain en son domaine
« Je voyais souvent un homme noir qui dormait toujours au même endroit, sous un petit conifère, près de la cité des arts. Je l’ai dessiné, avec son arbre, j’ai même essayé de lui parler, mais il était ailleurs. Je ne pouvais m’empêcher de le regarder dormir, monumental, comme un empereur romain ».
À peine entré dans l’atelier d’Anne Rochette, j’aperçois la silhouette massive d’un homme nu en terre, un peu plus grand que nature. Au milieu des autres sculptures la forme est imposante. Posée sur des palettes, elle est coupée en deux au niveau du ventre afin de pouvoir être enfournée. La terre noire repose. Elle sèche mais, encore humide, elle semble respirer.
Ha-adama
L’œuvre d’Anne Rochette réunit la terre et la chair. En ce sens elle est adamique, chtonienne, refaisant chaque fois ce geste créateur qui consiste à prendre un peu de terre, (ha-adama en hébreux) pour lui donner une vie autochtone, « de la terre-même ». Œuvrer en modelant de la terre de ses mains, c’est s’en remettre au geste le plus archaïque et le plus alchimique aussi. C’est comme vouloir faire de l’or avec de la boue. Avant même d’œuvrer, la terre impose de se baisser, de se pencher vers elle, de se mettre face au sol pour saisir la matière dans sa forme la plus rudimentaire, la moins définie, la plus proche de cette poussière dont nous sommes pétris et à laquelle nous retournerons. Longtemps après que son regard ait pris corps dans une œuvre, Anne Rochette hésite encore sur les mots qui conviennent pour en parler. Les formes adviennent avant les mots, et même lorsque soudain, un titre s’impose au détour d’une association d’idées, il semble chargé d’irradier les œuvres environnantes, celles d’avant comme celles à venir.
Spookies
Aux Etats-Unis, un « spook » est un fantôme, voire un agent secret ; cela a aussi a été une insulte raciste envers les noirs. Aujourd’hui, l’adjectif « spooky » convoque l’étrangeté, ce qui surprend, en langage familier, ce qui donne la chair de poule, mais aussi ce qui peut faire rire de sa propre peur…. Les sculptures qu’Anne Rochette appelle ainsi sont des totems au sommet desquels on distingue un regard qui semble guetter les environs. Comme leur base est ronde et qu’elles n’ont pas de socle, elles doivent être placées dans l’angle d’une pièce. Elles sont donc par terre, mais instables. Contrairement aux humains et aux objets qu’ils fabriquent, elles ne tiennent pas debout. En fait, il s’agit de chimères, d’entre-deux, elles ont forme, mais peinent à être sur terre, à rester par terre. Pour y parvenir, elles requièrent notre assistance. C’est en cela qu’elles nous inquiètent. Les œuvres dont on ne sait pas trop ce qu’elles sont ont toujours un côté dérangeant.
Figure de l’amont
Ce corps qui est le nôtre, est comme une rivière poissonneuse. Il porte la vie en lui, on la voit comme on voit les poissons miroiter parfois dans le courant, apparaissant puis disparaissant sans qu’on sache vraiment pourquoi. Ici, c’est de transmission qu’il s’agit. Créer c’est avant tout transmettre, au moins une question, voire une énigme, pour que d’autres s’en fortifient à leur tour. Mais l’homme qui ouvre la bouche pour laisser le passage aux poissons a une attitude si hiératique qu’elle semble gommer son incarnation ; il est là comme le commandeur de la vie. En amont de l’acte créateur d’Anne Rochette, il y a simplement de la terre. En aval aussi il y aura inéluctablement un retour en terre, à la poussière. Entre temps, il y a la création, la vie, l’art. Modeler, caresser, cuire, émailler… cela consiste à interroger le corps du regard : cette terre, non pas avec des mots, mais avec les mains.
De Mères en filles
Dans le livre XXXV de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien raconte l’origine du dessin en expliquant comment la fille du potier Butadès de Sicyone eut l’idée de tracer avec un morceau de charbon la silhouette de son fiancé sur le mur de sa chambre, juste avant que celui-ci parte pour un long voyage. Le père en fit une empreinte avec de la terre et la fit cuire. Ainsi, selon la légende, céramique et dessin auraient un destin commun et ce dernier aurait d’abord été une affaire de femme. De Mères en filles est une œuvre qui me semble traiter de la place des femmes dans la création. Une figure de femme porte sur la tête un vase rempli de vêtements multicolores. En la voyant – à cause du collier de sphères peut-être – on pense à la déesse Terre, Gaïa, ou aux femmes africaines portant de lourdes charges sur leur tête. Ici, il s’agit de d’habits. Partout la transmission du linge est un des rites quiaccompagnent la materrenité, ce passage où la terre féconde devient mienne : ma terre, ma chair.